vendredi 6 février 2009

Conte du soir montagnard


En s’aventurant dans les contrées reculées du vaste royaume d’Och, bien loin des plaines fertiles centrales, par-delà les plateaux pourpres et la vallée du Selan, l’aventurier audacieux peut découvrir l’imposante chaîne des Montagnes Sombres. En ces lieux inhospitaliers survit une petite tribu d’humains. Robustes, ils cohabitent avec les harpies acariâtres, les nains bougons, les farouches griffons, les ours ombrageux, et les loups affamés. Toutefois, bien que la vie soit rude pour cette petite peuplade, la nourriture est abondante pour les hardis chasseurs et les pêcheurs rusés.

Le soir, après de laborieuses journées de travail, ces hommes et ces femmes se retirent dans leurs étranges habitations mi-troglodytes, mi-cabanes, dont les entrées en bois à flanc de montagne défient le vide, reliées entre elles et au sol par un insolite réseau d’échelles de cordes et de passerelles suspendues. Après le souper, les familles passent un moment autour du feu. Alors, un spectacle étrange s’offre à l’observateur : des colonnes de vapeurs blanches s’échappent des conduits perforant la roche, glissent sur la pierre et serpentent entre les demeures.

Dans l’une d’elles, cette nuit-là, un petit montagnard, Helm, frôlant les huit révolutions, refusait d’aller dormir.

— Encore un peu ! Suppliait-il.

— Allons, tu l’as assez regardée pour ce soir Helm, répliqua Elda, sa maman. La ronde des griffons sur le pic de Forgule recommencera demain soir ! Il est l’heure, la chouette l’a dit.

—…

— Helm ? Menaça Elda.

— Papa ? Sollicita l’enfant se tournant vers le dénommé : Herald.

Un bref regard de la jolie femme menue indiqua « hors de question que tu cèdes ! », et le grand barbue, un sourire contrit aux lèvres, recroquevilla légèrement les épaules en signe de : « Coupons la poire en deux ! ». Enlaçant sa femme par la taille, il fourra l’une de ses grosses mains cornées dans la chevelure hirsute de son fils :

— Viens au lit, mon garçon et je vais te conter une histoire.

Les grands yeux noisette de l’enfant pétillèrent d’impatience, tandis que la maman fléchissait légèrement la tête. Le message à son mari était clair : « Je te préviens : je dormirais quand tu iras te coucher ! ». Il fit une grimace et elle sourit de toutes ses dents en le laissant avec l’enfant.

Helm s’empressa de rejoindre sa paillasse, d’ôter sa peau de mouton et ses chausses et se glissa sous les couvertures.

— Alors, quelle histoire aimerais-tu entendre ? Interrogea Herald tout en sortant sa pipe et s’enfonçant dans un fauteuil.

— Une histoire de draagôn ! S’excita l’enfant.

— Ah ! Mais j’imagine que tu ne veux pas d’une de ces fables ridicules pour Occidentaux où l’un de leur petit chevalier replet se rend, seul, avec une épée magique, dans l’antre d’un dragon, et terrasse la bête d’un seul coup aussi glorieux qu’improbable.

— Nan ! Je veux une vraie histoire. Pas une histoire pour les petits bras de l’ouest !

Le rire de basse de son père résonna dans la chambre.

— Bien, j’ai une histoire que m’a contée ton grand-père quand j’avais ton âge. Et sais-tu où elle se déroule ?

— En Elfie ! … non : dans la jungle Orc ! … les steppes gobelines ?

— Non mon grand, ici même.

— Ouah.

Le chasseur alluma son tabac et tira quelques bouffées, parfumant la pièce d’une odeur de foin.

— L’histoire que je vais te conter se déroule il y a bien longtemps. A cette époque, la contrée était encore plus dangereuse qu’aujourd’hui, c’était avant l’arrivée des nains. Car, quoi qu’en disent ces chafouins personnages…

— Papa, papa, l’histoire.

— Hum, oui. En ces temps, des Trolls erraient dans les montagnes ; les harpies foisonnaient dans la forêt. Mais une menace bien plus grande planait dans le ciel.

— Un draagôn !

— Oui petit. Un grand dragon des glaces aux écailles reluisant de reflets argentés, aux ailes plus grandes que notre maison. L’écho terrible de son cri résonnait dans tous les monts alentour déclenchant des avalanches, son souffle déchaînait des tempêtes, et son ombre terrorisait les plus vaillants. On l’appelait Forgule.

— Comme le pic montagneux ?

— Eh oui !

— Vivait-il là-bas ?

— Non. En réalité, Forgule s’était installé sur le mont Hule.

— Mais il n’y a pas de mont Hule ici papa.

Le montagnard se fendit d’un grand sourire sous sa barbe.

— Mais si ! On l’appelle maintenant le mont Carré, car lorsque Forgule en fit son repaire, il en rogna le sommet d’un coup de queue !

— La force !

— N’est-ce pas. Mais ceci n’avait rien de drôle pour notre peuple, car le dragon nourrissait une faim insatiable. Il engloutissait tout ce qui passait sous son énorme gueule. Parfois même, comme l’incarnation de la mort elle-même, il déferlait au village, démolissant nos demeures, et dévorait des familles entières.

Un frisson parcourut l’échine de Helm. Seuls ses yeux dépassaient de la couverture.

— Ça ne pouvait plus durer. Alors, l’un de nos plus grands chasseurs, Arhm « le brave », décida de se rendre au nid du dragon.

— Il n’avait pas peur de se faire manger ?

— Bien sûr, mais Arhm était malin : il attendit que Forgule soit repu et somnole pour se présenter à lui.

— Pour le tuer ?

— Seul ! Oh non, aucune chance. La tribu entière n’aurait pu venir à bout de ce dragon. Non, il s’y rendait pour négocier un accord. Il supplia la bête de laisser son peuple en paix en échange de quoi, il lui ramènerait l’objet de ses désirs. Forgule lança tout d’abord un regard goguenard en direction de la lune, et Arhm pâlit en pensant à ce que pourrait lui demander le dragon. Mais le dragon fronça son gros front écailleux et de sa voix profonde confia à notre ancêtre qu’il était las de manger tout le temps les mêmes mets. Alors si Arhm trouvait à renouveler cet ordinaire, il accepterait son marché.

— Ça alors ! S’étonna l’enfant.

— Oui, notre héros était loin de s’attendre à une quête de cet acabit. Et même si, de prime abord, celle-ci pouvait paraître simple, un dragon n’est jamais facile à contenter. Et la ronde de Arhm commença. Chaque jour, notre vaillant chasseur apportait un nouveau plat au dragon. Poissons, moutons ! Trop petits. Fruits ! Immangeables. Légumes ! Quelle horreur !

— Des vaches !

— Allons, Helm : les vaches sont rares à notre époque alors imagine en ces temps reculés.

— Donc Arhm n’a rien trouvé ?

— Rien. Et le dragon, peu satisfait de ses nouvelles expériences culinaires, tournait à nouveau dans le ciel à la recherche de la première proie venue. Alors, Arhm se rendit voir Finëa, l’une des Sagettes du village.

— Pour lui demander conseil ? Interrogea Helm.

— Eh bien… A vrai dire, on dit que ce n’était pas la motivation première du chasseur. Finëa était une très jolie jeune fille, tu vois ? S’embarrassa Herald.

— Non… Quel est le rapport ? Questionna l’enfant déconcerté.

— Aucun, tu as raison. Concéda son père.

— Quoiqu’il en soit, reprit-il, Finëa finit en effet par donner un conseil à Arhm. Et le lendemain, le chasseur se rendit au nid de Forgule pour lui proposer un dernier mets. Je te donne un indice : ça vit dans l’eau et c’est répugnant.

— Du poisson-chat ?

— Beaucoup trop petit, mon garçon. Non, du Kraken !

— Les monstres marins avec des tentacules ? Mais ça n’existe pas !

— Oh que si, ça existe. Mais tu as raison, pas chez nous. Toutefois, le dragon n’en savait rien, il ne vivait dans nos contrées que depuis une centaine d’années et s’intéressait peu aux légendes locales. Arhm lui assura que rien n’était plus savoureux qu’un Kraken fraîchement pêché. Mais arguant que la prise d’une bête de cette taille ne pouvait être réalisée par un humain, il proposa au dragon de le pêcher lui-même. L’idée de se mesurer à une créature de sa taille plut au dragon, il accepta. Et, Arhm lui confectionna une canne à pêche.

— Elle devait être énorme !

— En effet, la canne n’était autre que le tronc du plus haut sapin de la forêt ; le fil de pêche, une corde conçue spécialement ; et l’hameçon, une hallebarde recourbée.

— Et l’appât ?

Son père fit la grimace.

— On dit que le dragon embrocha un Troll pour appât.

— Beurk.

— Comme tu dis.

— Mais puisqu’il n’y avait pas de Kraken, pourquoi ce mensonge papa ?

Herald tira une nouvelle bouffée de sa pipe, pour une pause convenue.

— L’unique but du chasseur était d’attirer le dragon dans un endroit fort dangereux. Dangereux, même pour ce grand prédateur : le lac Maudit. En territoire Harpie. Nulle créature dotée d’un peu d’intelligence n’osait s’y rendre. Car chacun connaissait le sort réservé aux contrevenants : ils étaient métamorphosés en statues de pierres. Nos ancêtres pensaient que les eaux du lac étaient maudites. Des superstitions extravagantes couraient sur l’endroit : on disait notamment que les victimes pétrifiées se réveillaient parfois, tels des golems traquant les importuns. Pourtant, la réalité était autre : le lac était le territoire d’une seule créature bien vivante, quoiqu’assez exotique. Avec toutes les histoires que je t’ai déjà contées, tu dois bien en avoir une petite idée, non ?

Helm remonta une main de sous les draps pour se gratter la tête, puis ses yeux s’élargirent lorsque la mémoire lui revint :

— Un basilic !

— Exactement ! Un basilic qui, d’un seul regard, transforme toutes créatures vivantes en statues de pierres.

— Et Arhm s’en doutait, proposa l’enfant.

— Pas le moins du monde, sourit son père. Pour lui, le lac était bel et bien maudit et c'est pourquoi il chercha bien vite une excuse pour laisser le dragon s’y rendre seul à la pêche au Dahu en l'occurrence au Kraken. Forgule n’y vit pas d’inconvénient, et personne ne revit jamais le dragon.

Helm repoussa les draps et se releva légèrement en fronçant les sourcils.

— Quoi ? C’est tout ? Mais que se passa-t-il ? Le basilic a changé Forgule en pierre ?

Herald savoura l’instant. Car, en effet, la plupart des gens concluaient ainsi le conte de Forgule. Cependant, lui tenait de ses aïeux, une autre version du dénouement. Alors, il prit un air faussement détaché, se leva et s’approcha de la porte de la chambre d’où il pouvait ensuite apercevoir à travers une fenêtre le pic de Forgule.

— Nombre de personnes le pensent en effet. Le mont rocheux « La queue de Forgule » serait une relique de la pétrification du dragon et à son pied…

— Le lac, prononça doucement l’enfant à contrecœur.

— Tu sembles déçu, pourquoi donc ?

— C’est que… Helm se tut pour chercher en lui la réponse.

— Je sais ce que tu vas me dire, continua son père. Un basilic est loin de posséder l’envergure d’un dragon. Alors que Forgule, capable de détruire le faîte d’une montagne, de terrifier des Trolls, d’un souffle de déclencher des tempêtes, soit terrassé par une bête qui ne fait même pas un dixième de sa taille, cela peu paraître étrange. Pourtant, si tu y réfléchis, une piqûre d’insecte suffit parfois à tuer un humain ?

L’enfant hocha la tête en faisant la moue. Son père reprit :

— Oui, je vois bien que tu n’es pas convaincu…

Et, s’approchant, il s’exclama :

— Et tu as raison mon garçon !

S’asseyant cette fois sur le lit, il se pencha sur l’enfant et le débit de ses paroles s’accéléra, relançant soudain l’histoire et la curiosité de ce dernier.

— Car, vois-tu, les dragons sont très résistants à la magie, et ce n’est certainement pas le regard d’un basilic, d’ailleurs un lointain cousin reptilien des dragons, qui aurait pu arrêter le terrible Forgule. Alors quoi ? Comment se fait-il que Forgule, s’il n’a pas succombé au basilic, ait disparu après s’être rendu au lac Maudit ?

L’enfant attendait la suite, impatient.

— Pas d’idée, conclut son père. Bien ! Tu y réfléchis et je te raconterai la suite un autre jour.

— Papa ! S’écria Helm outré, s’accrochant au bras de son père qui déjà se relevait.

Herald reprit son fauteuil comme un barde qui revient sur scène sous les rappels du public.

— Désolé de te faire languir fiston, gloussa-t-il. La rencontre entre le basilic et le dragon eut bien lieu au lac Maudit. Forgule pêchait tranquillement, remontant de temps à autre le Troll accroché à son hameçon pour voir s’il bougeait encore, lorsqu’il vit sortir d’une grotte non loin, une créature de la taille d’une vache avec un long coup et une petite tête sournoise : le basilic. Ce dernier darda aussitôt ses yeux de braise sur l’importun venant violer son territoire, mais Forgule ne fut pas pétrifié. Tout juste ressentit-il l’attaque magique comme un frisson irritant ses écailles. Il n’en lâcha pas moins sa canne à pêche, afin de rappeler au nouveau venu, qui, était en haut de la pyramide des prédateurs. Et d’un coup de mâchoires, il arracha un membre au basilic. Une fois n’est pas coutume, ce dernier en fut pétrifié non pas tant de douleur, mais qu’on ait pu lui résister. Le dragon mâchonna machinalement son prélèvement. C’est alors qu’il fit une découverte. Une découverte qui explique qu’on ne revit plus jamais Forgule sur nos terres ensuite. Te souviens-tu de la promesse de Forgule à Arhm ?

— Oui : il n’importunerait plus les humains si Arhm lui trouvait… un mets nouveau ! Le Basilic !

— Tout juste ! Lorsque Forgule goûta la chair de celui-ci, qu’il se gorgea de son sang, il fut subjugué et dévora l’animal en entier. Et s’il tint sa promesse, ce ne fut pas tant par loyauté que par gourmandise. Forgule s’envola vers d’autres horizons à la recherche de cette nouvelle friandise. Depuis, personne n’a revu de dragon sur le mont Carré.

— Est-il mort ?

— De vieillesse ? Sûrement pas : les dragons comptent leur âge en siècles quand nous utilisons des cycles. D’un combat ? J’en doute fort : il faudrait une armée de millier d’hommes pour le terrasser.

— Mais alors, il pourrait revenir, s’exclama l’enfant.

— A vrai dire, au cours des ères qui se sont écoulées, des témoins jurent avoir vu un dragon, un sourire énigmatique aux lèvres, pêcher au lac de Forgule. Mais trop souvent ceux-ci avaient l’haleine chargée d’alcool de Genépi. Toutefois, une chose est certaine : personne n’a jamais retrouvé la canne à pêche.

Le silence, propice à la réflexion, revint dans la chambre. Herald tira les dernières bouffées de sa pipe, aussi pensif que son fils. Il se revoyait enfant au mont Forgule, arpentant les contours du lac à la recherche d’une empreinte, d’un signe, d’un bout de bois, de corde, de fer qui auraient pu être partie de la fameuse canne à pêche. Son regard bienveillant revint sur son fils. Demain, à n’en pas douter, l’enfant demanderait à aller pêcher au lac de Forgule. Le sommeil emporta le père et le fils au fil de leur imagination.

Dehors, une brise légère perturba un instant le silence anormalement pesant. Pas un chasseur ne veillait pour pressentir le subtil changement d’atmosphère, la ronde des griffons avait déjà cessé, les mammifères nocturnes et autres chouettes ne donnaient pas signe de vie, et une peur presque palpable se répandait peu à peu dans les montagnes. Soudain une ombre gigantesque dissimula la lune, couvrant un moment les feulements du vent par ses battements d’ailes.

La nourriture doit rester variée, car tout un chacun finit par se lasser, même de ses péchés mignons.

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